Pourquoi la tech ?
Les mathématiques m’ont fascinée depuis mon plus jeune âge—mon père me faisait décomposer les nombres en facteurs premiers pour être tranquille au musée quand j’étais petite. À force de faire des maths, j’ai éventuellement été confrontée au monde de l’informatique, et le déclic a été immédiat. J’ai découvert que les algorithmes et le code peuvent être élégants de la même façon qu’une preuve mathématique peut être belle. C’est de cette façon que j’ai découvert l’Intelligence Artificielle.
Le monde de la tech, et de l’IA en particulier, est un contexte parfait pour faire à la fois des mathématiques et de l’informatique. Comme bonus, la tech me permet de marier l’agréable à l’utile : l’IA a, au-delà du “hype” actuel, la possibilité d’avoir un impact positif incroyable sur la santé : AlphaFold (prix Nobel de Chimie, 2024) l’a montré. Travailler dans la tech, et dans la biotech particulièrement, permet de participer à la découverte de nouveaux algorithmes et nouveaux modèles d’IA qui permettront—je l’espère—d’accélérer le développement de nouveaux traitements contre le cancer, contre des maladies rares, et éventuellement de découvrir et comprendre de nouveaux mécanismes biologiques.
Votre parcours ?
J’ai suivi un parcours très traditionnel: bac scientifique, classe préparatoire, grande école (Polytechnique) avec spécialisation en mathématiques et informatique. À la fin de mes études à Polytechnique, j’étais suffisamment passionnée par l’IA pour refuser de rejoindre le Corps des Mines, afin de partir aux USA pour faire une thèse en IA au MIT.
Après avoir fini ma thèse, j’ai rejoint Google Research en 2019, où j’ai travaillé à quantifier empiriquement quand faire confiance aux modèles d’IA. Une des applications de ma recherche s’est trouvée être l’IA au service de la découverte de traitements médicaux (en particulier contre COVID). Dans ce contexte, je suis rapidement devenue convaincue de l’importance de développer des IAs spécifiques aux données médicales.
En 2023, j’ai donc quitté mon poste de chercheuse a Google DeepMind pour co-fonder ma start-up actuelle, Bioptimus, qui crée des IAs pour la biologie.
Votre première expérience professionnelle dans la tech ?
Ma toute première expérience professionnelle a été un stage d’été dans l’équipe de recherche de Bouygues Telecom pour créer un algorithme de détection de zones susceptibles à des pannes (“single points of failure”).
Que faites-vous aujourd’hui et pourquoi ?
Je suis actuellement Vice Présidente (VP) de la recherche a Bioptimus, une startup de ~20 personnes dont je suis également la cofondatrice.
La mission de Bioptimus est d’entraîner des IA de “fondation” (des IA massives entraînées pendant des mois sur des jeux de données immenses—ChatGPT est un exemple d’IA de fondation) sur des données biologiques. Plutôt que d’entraîner une IA sur de l’Anglais ou du Français, ou sur des images de chats et de chiens, Bioptimus entraîne des IAs sur des images de biopsies, sur des séquences d’acides aminés, sur l’expression génétique des cellules. Ces IAs ont pour but d’être un outil dans la main des chercheurs qui développent des traitements médicaux, des médecins qui détectent des cancers avant qu’ils ne soient trop avancés.
Pourquoi ? En fin 2023, grâce aux LLMs (Large Language Models), le fait que l’IA était capable de transformer notre quotidien n’était plus à prouver. En revanche, les IA entraînées sur les données médicales (séquences ADN, protéines, images de biopsies) n’avaient pas encore percé. Avec 5 autres chercheurs en biologie et IA également convaincus du fait que des IA entraînées sur le langage de la biologie auraient la capacité de transformer la recherche médicale, j’ai choisi de co-fonder Bioptimus et de quitter mon poste à Google DeepMind.
Vos atouts pour ce poste ?
1/ Mon background scientifique est une condition nécessaire pour mon travail de tous les jours :
– Identifier les pistes à poursuivre et prendre les décisions scientifiques nécessaires pour le succès de notre recherche.
– Partager et présenter nos résultats à un public parfois spécialisé, et parfois non-expert.
2/ Mon expérience passée en tant que mentor: j’ai encadré des profils très différents aux cours de ma carrière (lycéens, étudiants de première génération, thésards au MIT…). C’est là que j’ai appris à mener une discussion productive entre experts de différents niveaux et domaines, chose cruciale puisque je dirige une équipe composée d’experts en domaines très divers: oncologie, biologie computationnelle, machine-learning, etc.
3/ J’aime beaucoup bricoler, ce qui s’avère très utile pour travailler avec des données médicales : il faut aimer mettre les mains dans le cambouis pour comprendre comment les données sont produites, quels défauts elles peuvent avoir, comment les corriger, et adapter nos modèles.
Vos défis passés, vos ratés, vos grands moments de solitude ?
La première fois que j’ai utilisé de l’IA pour analyser des données médicales, j’ai eu un véritable choc. Jusque-là, je n’avais travaillé presque que sur des données soit synthétiques, soit déjà très manipulées pour être facilement ingérées par des IAs. En revanche, les données médicales sont toujours altérées par des facteurs non biologiques : les appareils utilisés pour mesurer ne sont pas calibrés identiquement dans chaque hôpital ; la température influence les résultats d’une culture cellulaire ; les outils de mesure ne sont pas toujours précis…
Voir à quel point des modèles pourtant incroyablement performants sur des tâches “académiques” etaient incapable raisonner sur des donnees medicales a été un gros désillusionnement. Mais c’est également ce qui m’a poussée à pivoter ma carrière vers l’IA en biologie, afin de créer des modèles explicitement entraînés pour comprendre les mécanismes biologiques.
Vos meilleurs moments, les succès dont vous êtes fière ?
Un des plus beaux moments de ma carrière scientifique est quand j’ai découvert un théorème, motivée entièrement par le fait que les mathématiques existantes pour la tâche que j’analysais n’étaient pas “élégantes”. Avec un collègue, nous avons essayé d’imaginer à quoi ressemblerait un théorème équivalent élégant—qui s’est avéré exact, et qui nous a permis de simplifier tout un pan de la théorie des ensembles en IA.
Des personnes qui vous ont aidée/marquée ou au contraire rendu la vie difficile ?
En seconde, mon professeur de maths m’a demandé de rester à la fin des cours pour me montrer une preuve mathématique qu’il pensait que je trouverais élégante. C’est ce moment qui m’a fait considérer une carrière en mathématiques !
D’un côté moins positif, j’ai été confrontée à énormément de misogynie pendant mes études supérieures. C’est une des raisons pour laquelle le mentorat m’est aussi important : je veux aider, là où possible, d’autres personnes à poursuivre dans les sciences malgré les obstacles que l’on peut leur poser.
Vos envies et défis à venir ?
Inventer des intelligences artificielles capables d’analyser plusieurs échelles du vivant simultanément, de l’ADN aux tissus, des tissus aux organes, et des organes aux patients. C’est bien sûr un défi scientifique, mais également un défi humain au niveau de la collaboration interdisciplinaire requise, et un défi pratique au niveau des ressources nécessaires (données, puissance de calcul).
J’attends également avec impatience de voir le monde de la tech être plus inclusif des groupes historiquement minoritaires. Pour des raisons d’équité bien entendu, mais aussi, prosaïquement, parce que c’est la meilleure façon de faire avancer la science.
Et que faites-vous en dehors de votre travail ?
Je joue (beaucoup) aux jeux vidéos, je fais de la musculation et du parkour.
Vos héroïnes (héros) de fiction, ou dans l’histoire ?
Fictionnelles : La princesse Zelda, bien sûr (surtout dans Ocarina of Time) !
Non fictionnelles : Emmy Noether, à la fois pour sa carrière scientifique en tant que femme juive pendant le 20e siecle, mais également pour le magnifique “théorème de Noether” qui décrit une loi fondamentale des invariants en physique. Louise Michel et Roxane Gay sont aussi de grandes sources d’inspiration.
Votre devise favorite ?
“Actions speak louder than words”
Un livre à emporter sur une île déserte ?
Le seigneur des anneaux.
Un message ou un conseil aux jeunes femmes ?
N’hésitez pas à contacter des personnes plus avancées dans leurs carrières pour des conseils ou du mentorat ! J’ai eu la chance d’avoir des mentors qui m’ont aidée à négocier mon salaire, qui m’ont encouragée à postuler pour des rôles plus seniors, à poursuivre ma recherche malgré des situations imparfaites. Nous sommes nombreux-ses à vouloir rendre la pareille à celles (et ceux) qui viennent après nous.