Académie des technologies

Avis sur l’introduction de la technologie au lycée dans les filières de l’enseignement général

Le terme « technologie » est pris ici dans son sens premier : « science des techniques : étude des procédés, des méthodes, des instruments ou des outils propres à un ou plusieurs domaines techniques, arts ou métiers. » (Trésor informatisé de la langue française)

Cette « science des techniques » s’exprime, comme pour toute science, dans des théories diversifiées. Notre avis s’appuie sur quatre d’entre elles, parvenues aujourd’hui à un degré́ de maturité́ suffisant : la technologie structurale, la technologie génétique, la technologie générique et la technologie générale.

La technologie structurale[i]
décompose un objet ou un système technique du présent en éléments simples susceptibles d’être rattachés à des sciences, fondamentales ou appliquées. Cette approche est très efficace pour modéliser un système technique et pour renforcer la robustesse de ses éléments constitutifs. Elle contribue par-là à sécuriser l’utilisation de techniques existantes.

La technologie génétique[ii]

analyse des objets ou systèmes techniques du passé dans leurs perfectionnements successifs, dans l’évolution de leurs usages, dans leur autonomisation au sein de leurs milieux, ainsi que dans leur impact sur le développement des disciplines scientifiques.

La technologie générique[iii]

explicite les logiques d’invention, de conception et d’exploration de nouveaux objets ou systèmes techniques du futur. Cette approche, de plus en plus nécessaire à l’ensemble des entreprises, est déjà mise en œuvre pour relever, par exemple, le pari, du véhicule automobile à 2500 €, de la protection contre les tsunamis ou de l’agriculture à l‘eau de mer. Cette approche est couramment mise en œuvre aujourd’hui dans des systèmes répartis de conception assistée par ordinateurs pour la génération contemporaine d’objets ou plateformes. Leurs fonctions et services vont émerger par l’apport d’une multitude de concepteurs, de producteurs, de distributeurs, de chargés de la maintenance, d’usagers. Aussi les processus d’innovation contemporains n’ont plus rien de solitaire mais sont le fruit d’une haute interactivité coopérative.

La technologie générale[iv]

explicite les interactions multiples des objets techniques avec les individus et les sociétés. Elle permet de mieux comprendre leur succès ou leur déclin, dans une vision qui introduit les élèves à un large panorama de sciences sociales.

AVIS

Les grands problèmes à résoudre relatifs à un développement durable de la vie humaine (lutte contre la pollution, économies autant qu’approvisionnements énergétiques, possibilité de nourrir la population mondiale, maintien de l’être humain en bonne santé le plus longtemps possible …) feront appels à des solutions à très forte densité technique. Si notre pays veut être présent sur ces chantiers, riches des emplois de demain, il est indispensable qu’il développe une culture technologique de ses citoyens et une éducation technique de qualité. Sans quoi, la peur, suscitée par l’absence de compréhension de ce qui se joue, continuera à se développer. Elle suscitera deux types de réactions catastrophiques : d’abord des appréciations de plus en plus sommaires et insensées à l’égard des techniques nouvelles, ne parvenant pas à faire une juste évaluation de leurs bénéfices et risques ; ensuite une employabilité tronquée de la plus grande partie d’une classe d’âge qui n’aura pas la maîtrise des métiers requise pour exercer les emplois suscités par la croissance économique.

L’enseignement général et technologique, une réforme à approfondir et à poursuivre

Depuis la réforme de 2010, le système éducatif national a vu un enseignement de technologie figurer explicitement au programme des classes d’enseignement général au lycée. À l’âge où les esprits se forment aux bases de la littérature et des sciences, ce nouvel enseignement exploratoire de « création et innovation technologiques » en classe de seconde se présente comme une suite à l’EIST (Enseignement Intégré de Sciences et de Technologie). Il traduit une avancée, dans la culture générale, de la place de la création technique et de la pensée technologique. Elles sont, de fait, fondamentales dans tous les domaines de l’activité humaine (arts, spiritualités, économie, connaissance du monde…).

La réforme n’a cependant pas encore abouti à un enseignement pensé pour toutes les filières. De même que l’EIST ne concerne qu’une centaine des 8000 collèges, l’enseignement exploratoire des technologies n’est diffusé que dans 20% des lycées. Méfiance et méconnaissance du rôle des techniques maintiennent toujours beaucoup de citoyens (et d’usagers) dans une posture peu encline à l’innovation dans des produits ou services à proposer sur les marchés. Cela pèse aussi lourdement sur les vocations aux métiers techniques, poussant les titulaires de diplômes intermédiaires industriels (DUT, BTS, licence pro) à prolonger leur formation jusqu’à un niveau d’ingénieur. Les entreprises créatrices d’innovation en sont fortement handicapées dans leur capacité à recruter les personnels bien formés dont elles ont besoin. Elles voient ingénieurs et docteurs majoritairement captés par les grands groupes industriels. En outre, beaucoup de responsables de fonctions essentielles à l’entreprise (direction, finance, marketing, communication, vente, …) n’ont jamais reçu un véritable enseignement de technologie ; pourtant la compétitivité d’une économie nationale et de son industrie est plus que jamais marquée par son dynamisme technologique.

Approfondir la réforme en enrichissant l’approche traditionnelle de la technologie 

Les élèves de la seconde générale et technologique peuvent donc, pour certains d’entre eux bénéficier, à titre optionnel, d’un enseignement exploratoire de « création et innovation technologiques ». Il constitue une base de départ intéressante pour expérimenter un enseignement technologique général qui s’étendrait jusqu’à la classe terminale, selon des modalités adaptées à chaque section du baccalauréat général. Deux conditions s’imposent sur cette voie :

i) enrichir cet enseignement en s’appuyant sur les approches contemporaines de la technologie et sur des exemples bien choisis de développements techniques innovants que l’on disséquera selon les quatre approches technologiques que nous proposons;

ii) éviter de réserver l’enseignement de la technologie aux élèves les moins à l’aise dans un cursus général ; l’étendre progressivement à toutes les filières. A ce jour un élève sur cinq reçoit cet enseignement exploratoire, dont une part infime suivra ensuite les filières générales des sciences (S), des lettres (L) ou de l’économie (ES). 

Il ne s’agit pas de mettre en doute « l’intelligence de la main » qui s’acquiert par la pratique intense et précoce d’un art ou d’un métier ; ni de contester aux scientifiques leur capacité, via la modélisation et l’optimisation, à codifier une approche couramment appelée technologie structurale. Mais il faut rejeter le caractère exclusif qu’a connu cette approche de la technologie en France, alors que les autres pays européens étaient bien plus ouverts à d’autres approches. Ce caractère entretient en effet l’illusion que toute technique particulière émanerait naturellement de plusieurs sciences, fondamentales ou appliquées. Il faut donc introduire des approches différentes, complémentaires de l’approche structurale ; elles restituent la place fondamentale et universelle des techniques dans l’agir et la réflexion humaines. Cette ambition justifie l’importance et l’urgence d’une réforme touchant l’ensemble des lycéens. 

Ces approches éclairent la genèse et les évolutions des techniques, dans le temps et dans l’espace des civilisations. Elles peuvent aider à se projeter dans le futur en s’appuyant, par exemple, sur la transformation de la société par le numérique. Elles peuvent stimuler et guider la création de nouveaux systèmes techniques qui répondent aux impératifs et aux valeurs de notre temps (développement durable, protection des populations et des territoires, biodiversité…), sans oublier le principal moteur de l’innovation technique : le bouleversement des coûts et des prix ; c’est lui qui stimule en effet la plus grande partie des innovations qui sont, bien plus souvent, des innovations d’améliorations de produits ou services existants et non des innovations de ruptures techniques. Elles peuvent, enfin, éclairer les interactions positives ou dangereuses entre technique et société, et permettre un progrès choisi et partagé loin des clichés de crainte ou de fascination. C’est cette voie pédagogique enrichie qui est ici encouragée. Elle est fondée sur la lucidité technique et tournée vers la créativité dans tous les domaines du développement humain, en particulier économique. 

Des approches technologiques qui modifient durablement les comportements collectifs 

Cet enseignement technologique enrichi, à vocation générale, est aujourd’hui possible. D’une part, l’enseignement d’exploration « création et innovation technologique » lui offre une amorce significative. D’autre part, la recherche internationale a développé depuis un demi-siècle plusieurs approches alternatives de la technologie qui éclairent, avec rigueur et dans de fécondes complémentarités de points de vue, les logiques multiples et les raisonnements propres aux objets techniques, soulignant ce qui les distingue de la production des connaissances dans les sciences. La diffusion de ces approches donne à la formation technologique une visée culturelle d’une ampleur inédite, sans équivalent dans notre pays : celle d’une véritable école d’intégration des différentes formes de la raison (analytique, critique, créatrice, communicationnelle). On peut aussi y trouver l’occasion d’une introduction concrète, via la vie des techniques, aux grands questionnements économiques, sociaux, stratégiques, politiques ou éthiques. Cette approche, qui ne doit surtout pas se structurer en une discipline scolaire théorique de plus, peut au contraire se disséminer dans la plupart des disciplines existantes. 

Parmi les approches qui permettent un tel enrichissement de l’enseignement, le rapport sur lequel se fonde cet avis expose, au-delà de la technologie structurale, trois autres approches rappelées en tête de cet avis : 

la technologie génétique,

la technologie générique,

et la technologie générale.

Pour une culture technologique dans toutes les disciplines de toutes les sections existantes du Lycée

Certes les approches que nous avons évoquées pénètrent peu à peu les enseignements de technologie : l’esprit d’une approche génétique est déjà présent au collège ; l’approche générique est constitutive de l’enseignement d’exploration « création et innovation technologique » en seconde générale et technologique ; Bien que distinctes les unes des autres, ces initiatives offrent une base d’expérimentation pour aller beaucoup plus loin.

En effet, seule la réunion de ces approches permet une didactique originale et un enseignement fondamental de type général. Elle organise la complémentarité nécessaire à l’étude d’objets ou de systèmes techniques exemplaires – la maison passive, les bétons à hautes performances, le WEB, le véhicule électrique, … – et offre un contenu pédagogique adapté aux élèves de l’enseignement général au Lycée. Autour d’un même objet technique ancien ou novateur, il est plus aisé d’introduire la transversalité par rapport aux disciplines, de stimuler l’acquisition d’un large spectre de compétences. Ainsi, l’enseignement de la technologie articule les unes aux autres un grand nombre de rationalités, de savoirs et de savoir-faire propres aux sciences dures, aux sciences sociales, à l’économie et même à l’interprétation et à la création de textes littéraires, poétiques ou philosophiques. C’est une bonne façon de montrer que chaque talent particulier a quelque chose à apporter à une société créative et que les techniques, dans leur diversité, sont constitutives de la culture. C’est surtout, le moyen de donner leur juste valeur aux itinéraires de formation de l’enseignement supérieur au profit de métiers techniques de différents niveaux.

RECOMMANDATIONS

Pour développer une culture technologique dans toutes les disciplines de toutes les sections existantes du lycée, l’Avis de l’Académie conduit à proposer trois recommandations :
Créer une dynamique pérenne à haute visibilité autour d’une culture technologique au Lycée

· Ouvrir une concertation en organisant, en partenariat entre le Ministère de l’Éducation Nationale et l’Académie des technologies, un colloque fondateur, placé sous le haut patronage des autorités concernées de l’État sur la culture technologique au lycée, rassemblant, au côté des professionnels de l’enseignement, tous les partenaires concernés par les questions de performance innovatrice, d’emploi, de formation : Syndicats, MEDEF, CGPME, agences pour l’emploi (ANPE, APEC…)[1]…;

· Réunir, chaque année, au sein d’un séminaire de suivi, les acteurs concernés afin de faire le point de la progression vers les objectifs fixés, et de partager les expériences acquises sur le contenu des enseignements.

Adopter dès maintenant un plan de mise en œuvre progressive de diffusion de la culture technologique à la hauteur des enjeux 

Dans le cadre de sa mission sur l’éducation, telle qu’elle figure dans ses statuts, l’Académie est convaincue de l’importance d’offrir à chaque lycéen des séries S, L et SES, attiré par l’innovation technologique, tout ce qui peut l’aider à construire les bases de sa vocation ; elle se propose de contribuer à cet objectif par différentes actions :

1. contribuer à l’évaluation de l’enseignement d’exploration « création et innovation technologique » et, en tant que de besoin, à l’ensemble des enseignements d’exploration concernés par la technologie et les sciences de l’ingénieur ;

2. organiser, avec les communautés disciplinaires concernées, trois ateliers nationaux pour approfondir les rapports entre sciences et technologie, lettres et technologie, sciences économiques et sociales et technologie, dans la perspective de concevoir des expérimentations dans chacune des filières conduisant au baccalauréat S, L et SES. Si certaines parviennent à maturité elles permettront de créer des options semblables à celles qui existent actuellement. On notera qu’il ne s’agit surtout pas de créer une nouvelle filière dans les baccalauréats existants.

Mettre en place un processus adapté d’accompagnement et de recrutement des enseignants

  • Harmoniser les divers enseignements technologiques : rendre cohérents entre eux les enseignements qui abordent la technologie à l’Ecole, au Collège et au Lycée ;
  • Promouvoir la réalisation de manuels, supports multimédia, expérimentations associées à la logistique nécessaire, pour chaque enseignement ;
  • Organiser des actions de formation continue pour le corps professoral, prévoyant des interventions d’ingénieurs ayant des expériences professionnelles en entreprise ;
  • Faire intervenir devant les élèves des ingénieurs d’entreprises disposant des compétences nécessaires au sein d’équipes pédagogiques adaptées.
  • Examiner l’intérêt d’un système de formation de formateurs aux technologies, avec une participation active de l’ENS Cachan, en liaison avec les écoles d’ingénieurs qui se sont dotées de formations et de structures orientés vers l’innovation et la créativité industrielles.

[1]Ce colloque sera l’occasion de rendre compte d’une évaluation, à faire, des enseignements d’exploration dédiés à la création et l’innovation technologiques en classe de seconde d’orientation vers l’enseignement général et technologique et de fournir les éléments pour proposer de nouveaux objectifs quantitatifs et qualitatifs à cet enseignement.


[i] Frantz Reuleaux (1829-1905) peut être considéré comme le précurseur de la technologie structurale, vers 1880. Pousuivant dans la même ligne de pensée, Lucien GEMINARD introduira le terme même de technologie structurale vers le milieu du XXème siècle.

[ii] Gilbert Simondon : « Du mode d’existence des objets techniques », Aubier 1958

[iii] A. HATCHUEL, B. WEIL, ed. : « Les nouveaux régimes de la conception », Vuibert, Paris 2009

[iv] André Leroi-Gourhan : « Milieu et techniques », Paris, Albin Michel, 1945 ; André Leroi-Gourhan : « Le Geste et la Parole », 1. : Technique et langage, 2. : La Mémoire et les Rythmes », Paris, Albin Michel, 1964-1965