Académie des technologies

Décarboner l’économie française pour atteindre « zéro émission nette » de gaz à effet de serre (GES)
en 2050 et des émissions négatives au-delà, ce n’est pas simplement une exigence légale1
; c’est une magnifique ambition pour laisser aux générations futures une terre dont le réchauffement sera limité et contrôlé (moins de 1,5°C en 2100). Mais c’est aussi une révolution ; des économies d’énergie considérables (division par deux) doivent être réalisées ; le système énergétique doit être largement repensé et reconstruit pour substituer le vecteur électrique aux énergies fossiles, actuellement largement majoritaires ; une augmentation d’environ 80 % de la production d’électricité par des moyens décarbonés est à prendre en compte pour la France à l’horizon 2050, à l’instar de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne qui prévoient un doublement. Une industrie des carburants de synthèse (biocarburants et e-fuels) est à créer. Les modes de consommation d’énergie vont être bouleversés avec par exemple le développement des mobilités électriques ainsi que des pompes à chaleur pour le chauffage. Le montant des investissements à consentir se compte en milliers de milliards d’euros. Et cette révolution est à entreprendre immédiatement. Le monde dispose d’un budget carbone limité à environ 500 Gt pour contenir le réchauffement à 1,5°C. Au rythme actuel ce budget sera épuisé dans quinze ans, et l’objectif sera inaccessible. C’est donc sans tarder que doivent être mis en œuvre les leviers présentés ci-après. La France, bien que ne contribuant qu’à 0,9% aux émissions mondiales, peut être un exemple si elle amplifie sans délais sa décarbonation.

Sobriété
Le premier levier est la sobriété, c’est-à-dire la réduction des consommations inutiles et des
gaspillages :

  • Allongement de la durée de vie des biens manufacturés (leur production représente environ
    le quart des émissions de GES) ; maîtrise des sophistications excessives sans bénéfice d’usage ;
    économie circulaire ; sobriété des consommations finales dans les filières très carbonées ;
    aménagement des territoires et urbanisme intégrant la dimension énergétique (mobilités et
    chauffage) ; réseaux intelligents pour mieux utiliser les énergies intermittentes.
  • Economies d’énergie en se rappelant que l’objectif est d’éviter d’émettre des GES : il est généralement moins coûteux pour réduire les émissions de remplacer une vieille chaudière par une pompe à chaleur que de transformer un logement ancien en bouteille thermos n’émettant aucune énergie. Mais les gains d’efficacités sont souvent rattrapés voire dépassés par l’augmentation des consommations (effet rebond).
  • En revanche la décroissance n’est pas la solution. Elle est inapplicable aux pays en développement, alors que 60% de la population africaine n’a pas accès à l’électricité. Et aucun pays développé ne peut se mettre seul sur le chemin de la décroissance, ni laisser aux générations futures une économie moins développée, des infrastructures réduites et donc un mode de vie plus contraint.

Mix énergétique
La décarbonation de l’énergie est l’objectif prioritaire, mais la sobriété ne suffira pas. Le vecteur
électrique deviendra prédominant, et il impose de développer des moyens de production à la hauteur
de l’objectif. On ne peut compter exclusivement sur les énergies renouvelables locales et diffuses. Il
faudra de grands parcs éoliens principalement en mer (de 1 à 2 GW par parc), et de grandes centrales
solaires au sol (10 à 30 MW). Mais les énergies solaires et éoliennes ne pourront produire toute
l’énergie décarbonée requise ; une part de nucléaire sera nécessaire à l’horizon 2050, dont le niveau
dépendra de la compétitivité du nucléaire qui sera nettement améliorée par des réalisations en série ;
la part du nucléaire dépendra également du coût de gestion de l’intermittence des énergies
renouvelables ; or ce coût sera très élevé compte tenu du médiocre rendement du vecteur
hydrogène, et des faibles facteurs de charge des électrolyseurs et piles à combustibles requis pour
pallier l’intermittence.

Agriculture et industrie
Les émissions de certains secteurs seront difficiles à réduire, particulièrement l’agriculture (19% des
émissions totales) et certaines industries (cimenteries, et dans une moindre mesure sidérurgie).
Certaines substitutions sont à encourager (bois versus béton, mais l’impact restera très limité). Pour
compenser l’impact des émissions irréductibles, l’Académie des technologies appelle à proscrire les
solutions de géo-ingénierie telles que l’injection stratosphérique d’aérosols ou la fertilisation des
océans qui relèvent de l’apprenti sorcier. En revanche le développement de puits de carbone est
impératif. L’afforestation et la reforestation se heurteront à des conflits d’usage de sols
(forêts/alimentation/biocarburants). La France qui dispose d’une forte expertise dans la capture et le
stockage du CO2 la met en œuvre en mer du Nord et en mer de Norvège. L’Académie recommande
que des puits de carbone soient développés aussi dans l’espace maritime exclusif français, voire sur le
territoire continental. La France doit commencer par recenser son potentiel qui est sans doute
important. Les objectifs de la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC) concernant la capture et le
stockage du CO2 sont très en-deçà des besoins. D’importants efforts de R&D sont nécessaires pour
réduire le coût de ces technologies.

Mobilité et bâtiment
La transition, dans les domaines de la mobilité ou du bâtiment, bute sur la nature systémique des
transformations. L’augmentation du parc de voitures électriques nécessite le développement de
bornes de recharge, notamment dans les copropriétés ; la mise en place d’un « roaming » entre
opérateurs assurant un usage facile pour l’utilisateur, comme dans les télécommunications ; la
modernisation des réseaux électriques souvent insuffisants pour les recharges rapides, etc. Des
décisions stratégiques sont à prendre pour le fret longue distance où il faudra choisir entre les
carburants de synthèse, l’hydrogène ou éventuellement les autoroutes électriques. Concernant le
bâtiment, compte tenu du caractère éclaté du milieu professionnel et du faible impact de la
construction neuve (renouvellement de 1% par an), la rénovation doit combiner plusieurs échelles
(quartier et bâtiment) et plusieurs modes d’action (incitations usagers, professionnels, formation, …)
pour atteindre la neutralité carbone en 2050 par une isolation accrue, une électrification du chauffage
(pompes à chaleur), l’usage de la géothermie. La combinaison de ces solutions doit être optimisée pour
chaque projet.

Ressources rares
La révolution énergétique va mobiliser certaines matières premières peu abondantes et
essentiellement transformées en Chine. Mais des substitutions de matériaux sont envisageables et le
recyclage peut être important ; en outre il n’y a aucune raison que la Chine conserve un monopole des
activités de transformation. La rareté présumée de certains matériaux ne saurait donc être prétexte
à éliminer de bonnes solutions de décarbonation, le véhicule électrique par exemple. Elle est au
contraire une opportunité de développement pour une industrie française de pointe dans les
domaines de l’exploration, de l’extraction et du traitement écologiquement et socialement
soutenable des matières premières, comme dans celui de l’électrochimie. Les efforts de R&D dans ce
domaine doivent être renforcés.

Financements publics, gouvernance et transparence
Les financements qui permettraient d’assurer la décarbonation de l’économie ne sont pas rares, mais
ils sont mal fléchés et insuffisamment cadrés. Le financement de l’immobilier, par exemple, est
largement absorbé par l’acquisition du foncier. En revanche, les mesures d’économie d’énergie dans
l’existant ne sont pas répercutées dans les loyers ou le prix des biens, ce qui pénalise la mobilisation
des financements.
Enfin, une articulation de la gouvernance de la décarbonation est nécessaire à trois niveaux :

  • L’Union européenne doit assurer la cohérence d’ensemble. Elle doit faire de l’autonomie
    énergétique un de ses objectifs afin d’éviter les « fuites de CO2 » qui résulteraient de
    l’importation de biens produits dans de pays moins vertueux. Elle doit fixer aux États membres
    des objectifs fondés sur les émissions de CO2 et non sur la consommation d’énergie primaire.
    Enfin, elle doit préserver la compétitivité du marché intérieur en taxant les biens et services
    en fonction de leur contenu carbone, qu’ils soient produits en Europe ou importés. La mise en
    œuvre d’une telle taxe sera complexe et nécessitera le déploiement des métriques de bilan
    carbone.
  • La France doit faire rapidement des choix en particulier sur son mix énergétique et la relance du nucléaire, mais aussi sur l’évolution des réseaux d’électricité, de gaz, de chaleur et éventuellement d’hydrogène. Le marché ne suffira pas à stimuler la transition et l’État devra garantir les investissements risqués car de long terme. Compte tenu du coût et des ressources d’énergies décarbonées qui seront disponibles, le rôle de l’État sera décisif pour flécher les différentes énergies vers les applications les plus appropriées (stockage batteries pour les véhicules légers, stockage par hydrogène « vert » pour les applications inadaptées aux batteries, biokérosène pour l’aéronautique, …). L’Etat devra mettre l’action publique au service d’une politique industrielle développant quelques champions français et renforçant la souveraineté française et européenne. Enfin, l’État doit mettre en œuvre une politique de redistribution qui permette que l’augmentation inéluctable du prix de l’énergie soit socialement juste et acceptable.
  • Les territoires depuis plusieurs années font preuve d’un grand dynamisme sur lequel il convient de s’appuyer. Cependant leurs initiatives sont parfois parcellaires et disparates. Il appartient à l’État de donner une cohérence aux initiatives territoriales pour les intégrer dans une stratégie industrielle à fort impact.Les processus de décision doivent prendre en compte les cycles de vie des investissements et des
    produits, et leur impact sur le climat et l’environnement ; ils doivent être fondés sur l’évaluation
    technique et l’optimisation économique. Il faut évidemment engager les actions indispensables dans les domaines où il reste des incertitudes (par exemple la disponibilité des matières premières évoquée plus haut). Les actions menées doivent faire l’objet de réévaluations continues. Les évolutions des régulations en fonction notamment de nouvelles connaissances doivent être annoncées suffisamment à l’avance pour permettre à tous d’agir.
    Bien entendu il faut que les citoyens, les entreprises, les élus et corps intermédiaires soient
    pleinement informés et conscients des enjeux et des solutions pour qu’ils puissent contribuer aux
    choix politiques et se les approprier. Cela requiert au premier chef de partager une information
    transparente sur l’ampleur considérable des changements à venir.